IL COLLAIT NOS VOITURES A LA ROUTE

Certains hommes entrent dans la vie sur une route toute faite, que les autres ont pris la peine de niveler pour eux.
Il ne leur reste qu’à se laisser guider par ceux qui l’on construit.
Ce fut le cas de Maurice Houdaille.
Son nom, comme celui de tous ceux qui ont créé l’industrie automobile ne représente aujourd’hui qu’un bout de métal. Cherchons l’homme…

Son père était propriétaire d’une fabrique de cristal à Choisy-le-Roi. Maurice vint au monde sous cette étiquette et à cette enseigne « Houdaille et Trinquet, cristallerie ».

Naître à Choisy-Le-Roi en 1880 entre des rues mal pavées où le talon s’escrimait dur et les étagères où s’alignaient des modèles de coupes pour fêtes rarissimes, cela ne présentait aucun problème.
L’équilibre était vite trouvé à condition d’aimer le cristal et de ne pas en démordre.

Seulement, Maurice Houdaille était le quatrième et dernier fils du cristalliser. Les trois autres officiaient déjà au milieu des cristaux, s’efforçant à la légèreté et au doigté de maître de ballet.

Chacun de ces quatre garçons avait reçu son surnom d’affectation et le jeune Maurice, de par le tendre privilège qui s’attache toujours au petit dernier avait été surnommé « la joie ».

Il faut dire que sa gaité naturelle justifia rapidement cette appellation et qu’elle déborda bientôt les limites permises par la quiétude qui était de règle dans un milieu aussi fragile.

Un éclat de rire a ses limites, surtout dans une fabrique de cristaux. Il peut fêler une coupe plus sûrement qu’un coup d’éventail.
Les éclats de rires d’un jeune adolescent devenaient hors de propos et certes, mal convenus, à l’industrie paternelle.

TUNIS 1900

A l’âge de 18 ans, il affirmait une carrure d’athlète et des gestes non pas fébriles mais un peu trop décidés.
Il était devenu pour le cristal et ses parents un danger plus que sérieux.
Surtout qu’il semblait fort pressé de vivre dans sa propre voie et qu’il ne manifestait aucune religiosité envers les imposantes fragilités de la Maison Houdaille et Trinquet.
Il décida de s’engager, pour sortir plus tôt du cocon protecteur, pour commencer plus vite sa carrière.

Ce jeune qui s’envolait pour l’aventure militaire avec une gravité de théologien, partit d’emblée pour l’exil : il fut tirailleur en Tunisie !

La Tunisie en 1900 prêtait peu au rêve et présentait au voyageur un exotisme plutôt rêche.
C’était une jungle bon-enfant, avec des courants d’air allègres, ceux que faisaient passer les troupes françaises en campagne.
Il fallait de la constance pour retenir en soi, conserver des tics de civilisés au milieu de gens pour lesquels la civilisation se présentait d’abord sous la forme d’un beau coup de canon.

Mais pour Maurice Houdaille qui avait échappé à un raffinement qu’il détestait, s’ébrouer en Tunisie en 1900, c’était accéder en quelque sorte au paradis.
Mais ses parents décidèrent de venir le chercher au bout de deux ans. Car il devait s’insérer de force dans cette affaire familiale au détriment de son propre sens.

Houdaille atteint ses 20 ans au commencement du 20ème siècle.
Col dur, moustache gauloise, cheveux aplatis et séparés par une raie, il se promène désormais dans les beaux quartiers de Paris, balançant une petite valise : Maurice était devenu représentant chez Houdaille et Trinquet !

Si cela a permis à Maurice de sortir, la grande aventure n’allait pas au-delà de la rue des Capucines.

JE VEUX NIVELER LA ROUTE !

Un matin Maurice en a marre et il dépose sa valise sur le bureau directorial en disant : « je ne veux plus faire la tournée… ! »
Et il prit la route et quitta les siens : « Pourquoi une fortune si on s’ennuie ? ».

Il décida de se consacrer à l’automobile en prenant pour associé le fils d’une autre grande famille qui s’étiolait également dans le cristal : Paillard, la Maison concurrente de Houdaille et Trinquet !

Ce fut alors que se produisit un arrêt brutal : Maurice Houdaille avait ramené de Tunisie d’étranges fièvres.
Les médecins le condamnèrent, lui affirmant qu’il n’avait plus que 3 mois à vivre et qu’il devenait inutile d’entreprendre.
Mais il était trop entreprenant et trop concret pour se contenter d’inactivité même le peu de temps qui lui restait à vivre.
Mais plus le temps passait, plus Maurice concluait que les médecins s’étaient trompés de diagnostic : un beau matin, il sauta de son lit !

Dans ces premières années du siècle, l’automobile n’en était qu’au stade de rêve révolutionnaire. Les automobiles ressemblaient encore et toujours dans ces années 1900 à des chars à bœufs livrés aux caprices d’un moteur et aussi des pavés.

L’extase de la conduite automobile était perpétuellement contrariée par les accidents du terrain.

Les souffrances provoquées par l’automobile devenaient bien plus nombreuses que les joies qu’elle vous accordait en vous les faisant payer au centuple.

Maurice se mit alors à chercher un ressort souple qui étreignit rapidement les oscillations subies par la voiture butant contre un obstacle, mais le ressort devant revenir lentement pour que l’accélération imprimée au châssis ne se transforme pas en choc de retour, mais tout de même assez vite pour que l’équilibre du châssis soit rétabli avant un autre obstacle.
Tout cela formait un fouillis de questions contradictoires à l’intérieur du même problème.

Maurice Houdaille se mit à chercher dans cette voie avec l’obstination d’un pionnier enfermé dans sa brousse.
Ses prédécesseurs, dont celui que l’on nommait me père Truffaut et qui mourut pauvre, n’avait trouvé que des amortisseurs à friction qui ne faisaient qu’ajouter à l’automobile un problème à demi-résolu.

C’est là, que Maurice eut l’idée d’utiliser la résistance au passage d’un liquide s’écoulant par un orifice calibré réglable.

D’année en année, l’appareil initial s’améliore et les inondations de la Seine en 1911 obligeant Houdaille à abandonner un atelier de Bercy et à se réfugier à Levallois, n’arrêtèrent pas le progrès de son invention.

Son amortisseur finissait par résister sur tous les fronts : aux poids, aux vitesses et aux déplacements latéraux.

A telle enseigne, qu’en 1923, son affaire connut un départ foudroyant, du fait que Henry Ford acheta le brevet pour en équiper ses voitures. Citroën suivit.
Maurice Houdaille, sans quitter son atelier, devenait cent fois millionnaire sans rien devoir aux siens.

Désormais, l’avenir est à lui. Et l’avenir, c’est le 50 rue Raspail à Levallois.

Maurice Houdaille s’y installa comme à la campagne et c’est souvent qu’on le voit venir au travail le chef couvert du chapeau de paille du gentleman-farmer, lequel jure un peu avec la blouse qu’il tient à revêtir dans les escaliers par-dessus sa redingote en ratine.

Des années de guerre 1914-1918, durant lesquelles il avait travaillé d’arrache-pied à fournir à l’armée les amortisseurs dont elle avait besoin, il avait gardé un goût de l’ordre et le sens de la discipline qui devait devenir chez lui comme une seconde nature.

Aussi, les années de grève de 1936 créèrent chez lui un véritable traumatisme.
Quoi ! Ses ouvriers lui barrant le passage de son affaire ?
A lui qui les attendait chaque matin poliment sous sa pendule de pointage ?

Le monde était renversé. La société allait à l’abattoir. Maurice Houdaille de dépit se réfugia en Suisse durant quatre longs mois. Puis profondément marqué par la grossièreté de cette guerre ouvrière, il ouvrit une autre usine à 3 km de Vichy, dans l’espoir d’y recréer l’obsessionnelle tranquillité des étagères couvertes de coupes de cristal…

C’est ainsi que de 1937 à 1946, il vécut surtout à Vichy, se complaisant dans une farouche humilité, rendant visites sur visites à des ouvriers malades, se propulsant au milieu des baraquements, dans des petites cuisines, adorant partout le lieu le plus clos, le plus retiré et disant, avec le même mouvement farouche de son menton carré, la même fixité de ses yeux noirs : « La fortune, pourquoi faire ? »…
Pour aider ceux qui lui étaient sympathiques, il allait jusqu’à créer des postes inutiles.
Il n’admirait chez son prochain que le gout du travail et il s’évertua à inventer des machines pour la joie de voir les hommes les rendre actives.

Mais son amortisseur dont il voulait en faire un joyau, le seul de sa couronne, lui suffisait.
Il avait beau s’accroitre de propriétés, de villas, d’immeubles, de millions, il restait l’homme simple et sage qu’il avait toujours été.

Très affectueux, il recueillit plusieurs enfants.

L’âge, n’était pas visible sur lui. A 68 ans, il se maria pour la seconde fois avec une jeune femme de 28 ans, fille d’un employé municipal de Vichy, pour la seule raison que cette jeune femme, mademoiselle Gerardelle, avait fait de l’étude une religion et voulait devenir seulement professeur de mathématiques !

Il avait deviné la compagne et la collaboratrice de toute épreuve qui le remplaça à la tête de son entreprise et continua son œuvre.

Il mourut en 1953, à 73 ans, en se cachant comme il avait vécu, exigeant des siens qu’on annonça sa mort une fois qu’il serait mis en terre, afin de ne déranger l’horaire de personne…

« Les gens n’ont besoin de vous voir que lorsqu’ils souffrent » avait-il l’habitude de proclamer, pour expliquer son indifférence aux cérémonies de mariage, d’anniversaires ou de baptêmes.

Il n’était présent qu’aux enterrements, fidele à ce dernier rendez-vous de l’amitié, toujours discret et effacé, emboitant le pas aux plus simples.

A quoi bon la fortune en effet quand la passion, une seule passion, nourrit son homme en profondeur.

Charly RAMPAL