PARIS – ISTAMBUL EN PL17
Le mardi 14 mai 1963 à 23 heures, deux automobilistes parisiens : Jean-Marie Massoulier et Pierre Libonis, partaient de la Porte d’Orléans à Paris sous une pluie battante.
Après avoir affronté une tempête de neige dans les Alpes et des trombes d’eau dans la vallée du Pô, ils arrivèrent à Istambul le jeudi 16 mai à 6h 55 (heure française).
Le but de ce raid, placé sous le patronage d’Europe Auto, était de relier Paris à Istambul au volant d’une voiture de tourisme dans le temps minimum.
Pour cela, l’équipage avait choisi une Panhard PL17 Tigre de série. Massoulier et Libonis ont parcouru le 2.940 km du trajet en 31 h 55 à la moyenne de 92,112 km/h.
Voyons le détail de leur parcours en feuilletant leur carnet de bord.
MARDI 14 Mai
22h30 : le trac avant le départ. A chaque minute nous regardons l’intérieur de la voiture. Depuis des mois nous y pensions, depuis des semaines nous nous préparions. Tout peut encore rater suite à un oubli stupide.
Chacun de notre côté récapitulons mentalement la liste des équipements : c’est la vingtième fois depuis ce soir.
Soudain une inquiétude :
- dis donc, as-tu pensé… ?
- Oui, tu me l’as déjà demandé trois fois.
Nous entrons au bar de la Rotonde. Nous buvons un verre, le dernier que nous prendrons. Discussions avec MM De Valance et Larrondo de la firme Panhard, Girard Harmand, directeur d’Europe Auto, des journalistes.
Ils nous interrogent sur notre projet. Nous répondons brièvement avec l’impression de braver le sort.
22h59 : Nous sommes dans la voiture. Ronronnement des essuie-glaces. Crépitement de la pluie sur les tôles. Nous nous consolons en pensant que la météo nous a annoncé du beau temps pour la journée de demain.
- cinq
- quatre
- trois
- deux
- un
- zéro
Signes de la main à travers la portière. La PL17 descend du trottoir où elle était arrêtée devant « La rotonde » et se dirige vers l’entrée de l’autoroute du Sud. Passage dans le tunnel en « S ». Le trac a disparu avec le premier virage.
23h15 : Quelque part sur l’autoroute. Où ? On ne sait pas exactement. On ne voit rien du paysage. Les essuie-glaces sont totalement dépassés par la violence des trombes d’eau. Un fort vent de face affole les filets d’eau sur les vitres. Seuls repères : les feux rouges des rares véhicules que nous doublons.
La PL reçoit parfois de grandes claques et sa vitesse tombe de 10 ou 15 km/h. : nous venons de traverser une nappe d’eau.
Depuis Paris, le pied droit du conducteur est resté plaqué contre le plancher : l’aiguille du compteur de vitesse stationne désespérément autour de 125 / 130.
MERCREDI 15 MAI
0h35 : c’est demain. Auxerre. Rapide calcul : nous avons déjà 15 mn de retard sur le tableau de marche. Nous laissons le pont et les clochers d’Auxerre derrière nous pour entamer une nouvelle tranche de pluie.
3h30 : Nous venons de traverser Chalons. Notre retard se maintient à 15 mn. Nous recommençons à plaisanter. La catastrophe est enrayée. Que se passe-t-il ? Nous ressentons soudain une impression de silence. D’absence presque. C’est la pluie qui s’est arrêtée. La route est sèche. Profitons en. L’aiguille de vitesse s’élève progressivement.
UN PEU PLUS TARD
L’heure ? Je ne sais pas. Engourdi par le bruit du moteur, le passager somnole entre deux virages, entre deux changements. Nous avons dû traverser Bourg-en-Bresse, Belley, Chambéry. La nuit, toutes les villes se ressemblent : des carrefours, des lampadaires, des panneaux à déchiffrer le plus rapidement possible.
Voici Lanslebourg, au pied du mont Cenis. Notre retard est réduit à 2 minutes. Nous aurons rattrapé au sommet du col.
6h : Non seulement nous n’avons pas rattrapé notre retard, mais nous l’avons accentué. Nous avons grimpé le col sous une bourrasque de neige. A plusieurs reprises la PL17 a dansé sur des plaques suspectes. La première frontière est franchie sans perdre de temps. Nous piquons sur Suse.
6h16 : Suse. Le col a été descendu en 16 minutes. Route sèche. Circulation à peu près nulle : nous avons joué au Stuka. Le passager a passé son temps à se balancer de l’épaule droite du conducteur à la portière droite. Entre deux balancements, un coup d’œil au tableau de marche : le retard a été ramené à 6 minutes. Depuis le départ de Paris, nous avons franchi 695 km en 7h16.
QUELQUE PART ENTRE SUSE ET TURIN
Premier arrêt depuis Paris.
-Benzina per favor, si, benzina superiore.
Nous faisons connaissance avec le carburant italien à 98 – 100 octanes. Le pompiste n’en croit pas ses yeux : l’aiguille de la pompe indique :
- Ottante litri
Outre son réservoir normal de 42 litres, notre PL17 est munie d’un réservoir supplémentaire de 28 litres et d’une super réserve : un jerrycan de 10 litres.
7h16 : nous pénétrons sur l’autoroute de Turin-Milan après avoir traversé les faubourg de la ville. Une DS rouge nous attendait à l’entrée de Turin pour nous servir de guide. Nous avons procédé à un gymkhana à travers une meute de scooters : c’est l’heure d’entrée des usines. Retard : 11 minutes.
8h20 : Fin de la première section d’autoroute. Voici l’entrée de Milan. Depuis Turin nous roulons entre les rizières sous une pluie battante. Nous sommes un peu déçus de constater que nous avons pris quatre nouvelles minutes de retard.
BRESCIA
Depuis quelques instants, la voiture dansait sur l’autoroute. Arrêt. Un pneu crevé fume sous la pluie. Nous changeons de roue. Une voiture de liaison nous attend au poste de péage de Brescia. Nous lui annonçons la crevaison. Aucune importance : une camionnette avec une roue neuve nous attendra au poste de péage de Mestre.
MESTRE
Pas de camionnette au poste de péage. Une minute d’hésitation. Nous quittons l’autoroute et entrons dans la ville à la recherche d’un pneu neuf. Un mécanicien nous le monte : nous nous balançons d’impatience tandis qu’il recherche sa craie, ses pinceaux. Le moral est au point le plus bas du voyage.
Nous n’osons plus regarder nos montres : à la sortie de l’autoroute, le retard était déjà de 27 minutes. Nous reprenons la route et trouvons la camionnette qui nous attendait 30 km plus loin. Nous ne perdons pas de temps pour éclaircir la cause du malentendu. Nous changeons la roue et repartons vers la Yougoslavie avec 6 roues.
13h15 : A Opicina, dernière ville italienne avant la frontière, nous faisons provision de « Benzina supériore ». Nous avons le courage de consulter le tableau de marche : le retard atteint une heure.
14h29 : La deuxième frontière franchie sans encombre, nous avons fait connaissance avec la « put » - la route yougoslave. Voici Ljubljana. Nous traversons la ville : la dernière d’aspect entièrement occidental de notre voyage. Ses grands bâtiments universitaires et administratifs font un peu penser à Vienne. Retard : 59 minutes. Le moment est solennel : nous nous sommes lancés à la poursuite du retard. Nous lui avons déjà grignoté une minute.
-Dobro :! Dobro ! (Bien ! Bien !) Continuons.
15h : Temps lourd et orageux. Le pied droit du conducteur ne décolle guère du plancher. La chaussée de l’autoroute à voie double est bonne. La circulation réduite. Pendant plusieurs kilomètres, nous jouons à saute-mouton avec une Fiat 1500 italienne. Il nous double. Dans un village nous roulons « à la sucette » et le repassons.
15h44 : traversée des faubourgs ouvriers de Zagreb. Grâce au temps sec, grâce à l’autoroute et grâce à la 1500, nous avons encore grignoté 10 mn à l’heure de retard.
17h : 390 km sans un tournant. Derrière, devant, le double ruban, cimenté de l’autoroute. Il est impossible de la faire au maximum d’une seule traite : le conducteur s’engourdit. Nous procédons à des changements de pilotes. Nous avons opté le mode de vie de croisière. Même le passager n’a pas le temps de s’ennuyer. Il vit dans la voiture comme dans une tente. Il se promène de la banquette avant à la banquette arrière et aller-retour. Passe son temps à faire le ménage, remettre de l’ordre. Nous avons l’impression d’être chez nous dans la PL.
La consommation de tabac atteint son régime maxi : 3 paquets de cigarettes par jour et 3 par nuits pour chaque passager.
Une alerte.
- Policija, appuie, appuie !
A cet endroit, l’autoroute est traversée par une route transversale. Cinquante mètres avant le carrefour, un panneau indique : 50 km/h. Nous le passons à 140 ! Trop tard pour ralentir. Le policier siffle, siffle tandis que le conducteur appuie sur le champignon.
19h10 : Voici Belgrade et la fin de l’autoroute. Nous avons grignoté 4 nouvelles minutes de retard. Quatre minutes pour 390 km : 1 minute par 100 km. Bref arrêt à une pompe. Plein de super Plavi : l’essence super yougoslave à 93 octanes. Par précaution nous rajoutons ½ litre d’huile. Nous perdons du temps dans la traversée de Belgrade : une grande ville avec des monuments imposants mais déjà un grouillement de tramways, de cyclistes, de piétons qui annoncent l’Orient. Déception à la sortie de la ville : l’autoroute Belgrade-Nich n’est pas terminée. Nous prenons l’ancienne route.
21h : Nous nous initions par bonds propre à la conduite de nuit sur les routes yougoslaves. La route est bonne, nous fonçons. Soudain des silhouettes apparaissent dans le faisceau de notre éclairage. Les charrettes, les cyclistes et les piétons sont les rois de la « put » secondaire. Ils circulent en général sans éclairage et assez souvent au milieu de la chaussée.
22h15 : Nich. Ici commence le « purgatoire des amortisseurs ». 93 km de fondrières, de nids de poule, de dos-d’âne, de cuvettes. Des voyageurs interrogés nous ont dit mettre 3 heures pour parcourir ce tronçon. C’est là que nous pouvons gagner du temps : nous nous lançons à fond pour ce slalom. Toute la voiture vibre.
23h30 : Voici la frontière bulgare. La voiture et les amortisseurs ont tenu le coup. Nous avons parcouru les 93 km en 1h15. Mais nous n’avons gagné que 5 minutes sur notre tableau de marche… optimiste. Les douaniers bulgares nous font gagner du temps. Ils ont été prévenus de notre passage et n’exigent ni déclaration d’entrée de devises ni police d’assurance.
JEUDI 6 MAI
0h40 : Nous avons mis 1h10 pour parcourir un kilomètre… et pour pénétrer dans un nouveau fuseau horaire. Il est 23h40 à Paris.
1h23 : Arrivée à Sofia. Notre retard n’est plus que de 33 minutes. Nous avons pris l’habitude de la route bulgare : elle est large et bonne mais les virages ne sont pas relevés. De longs passages sont recouverts de petits pavés réguliers. Nous traversons Sofia « la ville des roses ». En effet, nous circulons entre des espaces verts et des massifs de fleurs. Les rues sont glissantes, nous verrons à notre retour qu’elles sont recouvertes de petites briques roses. Après Sofia, commence le sprint. Le temps est clair et sec. Le paysage éclairé par un croissant de lune. Sur ce tronçon de 324 km, nous devons rattraper l’essentiel du retard.
6h : A le frontière de la Turquie notre retard n’est plus que de 10 mn. Il est 4h à Paris : nous nous trouvons dans un nouveau fuseau horaire.
Un peu plus tard : halte à Edirmé, première ville turque. Nous faisons le plein avec Turco Petrol : le carburant turc unique à 90 octanes. A partir de là, le moteur cliquettera légèrement à cause de la mauvaise qualité de l’essence.
8h : Nous roulons sur le dernier tronçon de notre itinéraire : une section d’autoroute en cours d’achèvement. Soudain, brusque embardée à gauche. Un camion vient de déboucher et traverse la route. Nous passons de justesse entre l’arrière du camion et le talus gauche.
8h50 : Au loin les remparts d’Istanbul. Nous nous faufilons entre les premiers Dolmus : les taxis turcs ou plutôt un compromis entre les bus parisiens et les taxis. Ce sont des voitures qui suivent un trajet fixe. On leur fait signe, elles s’arrêtent n’importe où. Les passagers en descendent aussi bien à gauche qu’à droite. Nous en avons doublé certaines dans lesquelles s’entassaient 6 et même 8 personnes.
8h55 : Passage de la ligne d’arrivée. Le chronométreur annonce le temps. Nous avons mis 31 heures 55 minutes 2 secondes soit 5mn 2 secondes de plus que ne l’indiquait notre tableau de marche.
QUESTIONS A MASSOULIER :
Pourquoi ce raid ?
« Cette idée a pris corps au cours de conversations avec des amis où je m’efforçais de donner une illustration de l’adage : « qui peut le plus, peut le moins ». En d’autres termes, si nous pouvions relier Paris à Istambul en une quarantaine d’heures sur une voiture rapide mais strictement de série, de simples touristes pourraient faire ce même voyage sans aucune fatigue en 4 jours.
A titre d’information, il faut 3 jours et demi par le train et 7 jours par bateau pour faire ce même voyage.
Quant au coût de l’opération, je me suis vite aperçu qu’avec une voiture aussi économique que la PL17, j’avais tout intérêt à prendre ma voiture pour partir en vacances en Turquie avec toute ma famille.
Nous n’avons jamais dépassé un régime moteur de 5700 à 5800 t/mn, soit nettement en dessous des possibilités maxima de la voiture. »
Au niveau confort, les sièges Relmax de la PL17 leur ont épargné bien des fatigues.
Jean-Marie Massoulier et Pierre Libonis, sont détenteurs d’un nouveau record sur ce parcours.
Charly RAMPAL sur des informations de l’époque de René BALLET