LOUIS DELAGARDE
A l’occasion des « Rétromobile » à la Porte de Versailles à Paris et pendant presque 4 ans de 1987 à 1990, j’ai eu l’immense plaisir de véhiculer Louis Delagarde dans ma PL17 bordeaux et crème, de son domicile parisien de Bourg la Reine à la Porte de Versailles.
Comme disait sa fille Anne Delagarde, j’étais en quelque sorte « le chauffeur de papa ». Immense honneur pour celui que je vénérais en tant que créateur de géni de notre bicylindre (et bien d’autres « œuvres d’art » comme nous le verrons), élément essentiel de ma passion pour Panhard.
Louis Delagarde est né le 4 septembre 1898 à Vitry-le-François.
Cinquième d’une famille de sept enfants, sa mère était l’arrière petire fille d’Antoine Sylvestre de Sacy, orientale distinguée, professeur du Collège de France et la cousine du cardinal Baudrillard. Son père était magistrat : il le suivait dans ses diverses affectations jusqu’au jour où ce dernier fut ravi à l’affection des siens en 1906 à l’issue d’une courte maladie.
Mme Delagarde vint alors s’installer à Paris rue d’Assas où Louis poursuivit ses études, d’abord à Bossuet, puis au petit séminaire de Conflans-Sainte-Honorine et finalement en spéciale au Collège Stanislas.
Elève sans histoire, catholique pratiquant, il s’engage en 1917 dans l’artillerie. Ses camarades racontaient qu’il prépara Centrale pendant les périodes d’accalmie « à cheval sur le fût de son canon ». Moyennant quoi, ayant sollicité une permission, accordée, pour aller passer le concours : il fut reçu en 1917.
Affecté dès son retour au front à une unité de chars Renault E.T., au commandement d’une section. Blessé à trois reprises, il fut décoré de la Croix de Guerre et de la Légion d’Honneur à titre militaire avec trois citations à l’ordre de l’armée.
Après un an d’occupation en Rhénanie, il entra à l’Ecole d’où il sort diplômé en 1921.
Embauché comme dessinateur chez Panhard et Levassor aux appointements de 600F par mois, il y terminera sa carrière en 1975 chef du bureau d’études. Les raisons de son chois ? « Panhard et Levassor était encore une entreprise à l’échelle humaine ».
Habitant toujours chez sa mère, sa chambre était aussi l’atelier où il construisit sa première motocyclette, type d’engin pour lequel il professa, tout au long de sa vie, une véritable passion.
Cela ne l’empêcha pas de se marier en 1924 avec une fort jolie fille, Lucie Blard, dont il restera toute sa vie, éperdument amoureux et jaloux.
Celle-ci lui donnera dix enfants, sept filles et trois garçons.
Dès son entrée chez P et L , Delagarde est affecté aux études et mises au point des gazogènes. En effet, au sortir de la Grande Guerre, la France n’avait pas de politique pétrolière et ne disposait pas de raffinerie sur son territoire, ce qui ne sera corrigé qu’en 1938 par l’organisation du raffinage par Louis Pineau.
L’armée était donc réduite pendant cette période, à explorer toutes les possibilités techniques pour ne pas risquer d’être clouée au sol en cas de conflit. C’est grâce à des concours annuels dont les lauréats étaient récompensés par des commandes et des subventions qu’elle essayait toutes les ressources nationales, gazogènes, alcool, huiles végétales, etc…
Delagarde adapta aux gazogènes Panhard deux dispositions essentielles :
– la tuyère de son camarade Jean Gohin qui permettait un démarrage rapide
– un filtre de sa conception, dont l’efficacité stoppait l’usure des moteurs alimentés par un gazogène.
Equipés du matériel ainsi transformé, les camions P et L démarraient rapidement tous les matins par leurs propres moyens et pouvaient parcourir les 8.000 km du parcours test qu’un concours avait imposé sans qu’on puisse déceler, à l’arrivée, une usure appréciable des moteurs.
D’autre part, à la demande du Maréchal Pétain, l’Etat Major de l’Armée Française envisageait de se munir d’une armée de blindée et confia à plusieurs constructeurs l’étude de différents matériels.
P et L hérita, en 1932, de l’étude d’une automitrailleuse de découverte destinée à accomplir des missions autrefois réservées à la cavalerie. Les matériels antérieurs étaient bien peu fonctionnels et comportaient essentiellement un châssis de camion protégé par des plaques de blindage, moyennant quoi, tout coup au but d’une arme anti-char stoppait définitivement l’engin. Le premier essai de P et L fut l’AMD 172.
Quand Delagarde fut chargé de l’étude de ce matériel, se souvenant des nombreux combats de 1917-1918 auxquels il avait participé, il commença par disposer sur ce prototype le pont arrière dans un caisson faisant saillie à l’intérieur du véhicule pour le protéger d’un tir direct. Ce furent les AMD 175, puis 178 qui seront construits en série.
Ultérieurement, il reprit l’étude de A à Z sur des bases issues de son expérience de la Grande Guerre.
Le résultat final fut un engin révolutionnaire, étudié et réalisé en un temps très court, conforme aux désidératas du Général Gamelin qui voulait un fort blindage mais, un faible armement (un simple canon de 37).
Présenté en grand secret dans la propriété de M. Paul Panhard au cours de l’année 1939, ce sera l’ancêtre de l’EBR (Engin Blindé de Reconnaissance) dont Raoul Dautry commanda 1.000 exemplaires en catastrophe au mois de mai 1940, commande qui, bien évidemment, ne fut jamais exécutée.
Pour Delagarde, son premier travail après l’Armistice de 1940, fut de développer la fabrication des gazogènes pour éviter la paralysie du pays, et de les adapter aux autobus et aux autorails de la SNCF. Ce qui valu, en 1949, à Louis Delagarde une promotion au grade d’Officier de la Légion d’Honneur.
Pendant toute l’occupation, MM Paul et Jean Panhard se préoccupèrent de ce que serait l’activité de leur entreprise une fois la paix revenue.
Dans un pays à reconstruire, miser sur des voitures de luxe aurait été une erreur, d’autant plus qu’un tel programme n’aurait pas reçu l’aval de l’Administration mise en place par Vichy. Seule, l’étude d’une petite voiture semblait raisonnable, d’autant plus que Baron et Dumas leur confièrent le prototype de la voiture Aluminium Français Grégoire, patronné par Péchiney, qui correspondait très sensiblement à leurs préoccupations.
Entre temps, Delagarde avait construit, dans cette optique, un flat-twin de 610 cc à refroidissement par air et le hasard voulut que le moteur du prototype AFG mis à la disposition de Panhard rendit l’âme dès le premier essai. Le moteur Delagarde adapté et monté sur la voiture se révéla bien supérieur au moteur Grégoire donnant, à cylindrée égale, 50% de puissance supplémentaire, procurant ainsi à la voiture des performances inattendues et qui sont restées inégalées pendant toute sa carrière sur tous les modèles Panhard jusqu’en 1967 : la mécanique aux 1.600 victoires !
D’autre part, la suspension arrière à voie constante mise au point par Delagarde et adaptée au prototype, procura une tenue de route extraordinaire, permettant de ridiculiser des voitures beaucoup plus puissantes.
Forts de ces résultats encourageants, Jean Panhard, Delagarde et Louis Bionnier, le carrossier maison, reprirent l’étude de la voiture, tant au point de vue réalisation que du point de vue prix de revient.
Or, il apparut rapidement que l’aluminium grevait dans de trop grandes proportions le prix de la voiture.
Finalement, on ne conservera de la voiture de Grégoire que la disposition générale, l’auvent en aluminium coulé et la carrosserie en tôle d’aluminium.
La voiture baptisée « DYNA » fut présentée au Salon de l’Automobile 1949 où elle remporta un immense succès.
Grâce à des améliorations successives par Louis Delagarde, la puissance passa de 22cv à plus de 60cv pour une cylindrée augmentée de 240cc seulement !
Pendant les années 1940-1944, Delagarde poursuivit les études de l’EBR en y apportant des modifications importantes :
– L’intégration en tourelle d’un canon de 75 à tir rapide
– Un 12 cylindres à plat installé sous la tourelle.
Comme il fallait impérativement conserver la silhouette la plus basse possible, il ne restait que 20cm pour loger le moteur, d’où la solution imaginée par Delagarde, faire une homothétie du moteur de la Dyna en portant la cylindrée initiale de 300cc à 500cc et le nombre de cylindres de 2 à 12, ce qui donnait une puissance de 250cv.
L’EBR et la Dyna furent lancés en même temps et tous les deux connurent une glorieuse carrière. L’EBR sera construit à 1.200 exemplaires : il eut l’honneur de transporter la dépouille du Général de Gaulle lors de ses obsèques et pendant son transfert de Paris à Colombey-les-deux-Eglises.
Quand on examine la carrière de Louis Delagarde, on constate très rapidement qu’elle s’est déroulée en fonction d’un nombre réduit de critères. En premier, l’amour de sa famille : tous ont conservé de leur père le souvenir d’un homme sévère mais juste dont la vie a été entièrement consacrée à Panhard et Levassor.
Sa seconde passion : un amour pour la mécanique poussée à l’extrême doublé, dans tous les cas, de la religion de solutions simples.
Il avait trouvé chez P et L , la situation qui correspondait à ses goûts profonds, ce qui explique sa modestie, la confiance de ses relations d’abord avec Paul Panhard mais surtout avec Jean Panhard et la nature des rapports avec ses collaborateurs qu’il a toujours vouvoyés, les considérant d’abord comme des hommes, analysant leurs erreurs, non pas pour les rabrouer mais pour les aider à s’améliorer.
Les perfectionnements qu’il apporta aux problèmes qui se présentaient à lui résultent d’une étude approfondie des raisons des échecs suivie d’une solution généralement très simple.
Tout au long des 53 ans passés chez Panhard, Louis Delagarde a toujours fait preuve d’une grande modestie : j’étais assis à côté d’un monument de l’Automobile et il me parlait comme à un fils.
Extrêmement cultivé, comme bien des gens de sa génération, il adorait l’histoire et les problèmes de mathématiques.
Louis Delagarde s’éteignit, entouré de l’affection des siens, à Bourg la Reine, le 25 avril 1990, après une vie bien remplie pendant laquelle il avait eu la satisfaction d’avoir atteint les buts qu’il s’étaient fixés.
Après sa mort et en témoignage de l’affection que nous avions l’un pour l’autre, sa fille Anne, me donna son petit agenda correspondant à mon année de naissance : 1945. Une relique.
Charly RAMPAL
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