ANNE-MARIE GAWSKI : SON DERNIER TOUR DE PISTE…
« Aimer, aimer seulement, quelle impasse ! » Alain avait confié à sa femme, Anne-Marie un devoir plus grand que celui d’aimer.
Ou bien s’agissait-il aussi d’une tendresse mais si différente des autres, d’un acte peu commun : celui de le rendre éternel !
Déjà en février 2010, Anne-Marie très fatiguée, était venue à Rétromobile où, sur le stand du DCPL, un hommage était rendu à Alain.
Soutenue par Honoré Durand, elle avait tenu à venir remercier et témoigner de sa gratitude, l’attention affective que nous portions à son mari.
Mais, c’est sur l’Autodrome de Monthléry le 3 juillet 2010, à l’occasion d’une manifestation sportive, que le noyau dur des survivants du plateau MEP-Monomill, avait été convié pour une cérémonie inhabituelle, mais ô combien émouvante.
Alain avait disparu quelques mois avant et ne restaient plus de lui, que de merveilleux souvenirs, son beau Racer bleu et des cendres encore chaudes qu’Anne-Marie tenait dans ses bras.
La veille, elle était encore à l’hôpital, sentant ses forces disparaitre, elle prit sur elle une demande de sortie exceptionnelle, sachant ses jours comptés : elle ne pouvait pas renoncer à cet engagement, il était devenu sacré.
Au nom de quelle dureté ou de quel étrange amour, Anne-Marie gardait-elle cette relique dans ce temple, certes, mais de l’automobile de course où son mari avait signé ses plus beaux exploits ?
Cet homme incroyable que fut Alain, y aura vécu ses plus beaux moments sportifs : gagner à Montlhéry !
Et des coupes et championnat de France, il en aura plein ses étagères, mais celles de l’Age d’Or restent tout un symbole.
Un petit groupe d’amis proches entouraient Anne-Marie, comme pour la protéger, mais de quoi ?
On sait que la vraie amitié, si rare, resserre les liens : Anne-Marie était très malade, à bout de force, prête à chaque instant de tituber, s’accrochant aux bras de l’un et de l’autre.
Elle ne voulait pas faillir à la promesse qu’elle avait faite à l’homme de sa vie, avec lequel elle avait partagé tant de moments difficiles mais aussi tant de bonheur, unis par une même passion de la compétition.
Nos frêles monoplaces étaient là, alignées en pré-grille, attendaient leur pilotes : question d’habitude pensaient-elles.
Mais cette fois, bizarre, pas de précipitation, pas d’envies. Que se passait-il ?
Un Racer, d’un rouge délavé, attendait sa reine.
Un Racer qui m’interpela immédiatement pour l’avoir maintes fois chassé en piste : celui d’Anne-Marie !
Il n’apparaissait plus fringant comme d’habitude, prêt à en découdre, mais tristement sombre ses deux narines encore plus proches du sol.
Anne-Marie s’y approcha lentement, tremblante, tenant sur son cœur ce petit paquet de cendres d’Alain, comme s’il lui tenait la main : « courage ma chérie » semblions-nous entendre.
Puisant dans toutes ses forces, Anne-Marie fut portée et mise en place dans ce baquet marqué encore des traces de sueurs de tant de joutes passées à son volant.
Sa tête s’enfonçant doucement dans le cockpit, elle y disparu progressivement face à ces boutons et compteurs, ne laissant que son casque émerger en signe de reconnaissance.
Elle ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdue dans une ombre où tout se mêlait.
Surpris par ce manège, une cohorte d’officiels s’approchèrent l’air très inquiets dans leur regard de Cerbère.
A travers les vidéos et les images rapportées par les nombreuses caméras qui ceinturent le circuit, la vision problématique d’Anne-Marie les poussa à vouloir annuler sa participation.
Le directeur de course, Christian Schwartz, s’approcha en hurlant « STOP… STOP !... ». Alors l’union sacrée se fit, il ne fallait pas mentir pour être compris.
Honoré prit l’initiative de la négociation avec son franc parlé, mais surtout ses yeux humides de sentiments et ses convictions firent le reste.
« Deux tours pas plus et à petite allure. Vous restez à côté d’elle, vous l’encadrez, nous ne voulons pas d’histoire ! Comprenez par là, à un suicide !»
Merci Christian !
Avec peine, le moteur d’Anne-Marie démarra.
Aussitôt, comme en écho, les autres suivirent : il ne fallait pas tarder et battre le fer tant qu’elle en avait la force.
Les sentiments ont rarement la place dans ce milieu, mais notre plateau était déterminé et soudé.
Devant les yeux d’Anne-Marie les aiguilles des indicateurs oscillaient de plus en plus vite, brouillant sa vue et devenaient difficiles à suivre.
Les réflexes et les habitudes, longtemps maitrisés, prenant le dessus, comme pour un pilotage automatique, la petite bande bleue de France au son du bicylindre, prit son élan pour se retrouver sur cette piste mythique aux odeurs de ricin.
Nous n’en menions pas large : pourra-t-elle le faire ?
Autour du Racer d’Anne-Marie, une sorte de danse profonde la serrait de plus en plus.
Le décor, comme déboulonné de son support, commençait à tourner, ivre autour d’elle : ses yeux se brouillaient, mais il fallait tenir.
Conduisant d’une main, elle tenait dans l’autre le cœur battant d’Alain et le sien.
Elle se cramponnait à lui de toutes ses forces, malgré les à coups de son moteur peu habitué à cette marche funèbre.
Ce moteur préparé avec amour par Alain et adepte des très hauts régimes, il ne fallait pas qu’il lâche, qu’il cale, qu’il l’abandonne en cet instant si près du but.
Enfin, à un endroit propice du circuit, loin des tous regards étrangers, une petit voix rauque lui dit « vas-y c’est le moment, lâche moi ! » et Anne-Marie, d’un geste forcément douloureux, accomplit ce qu’elle avait promis à Alain sur sa couche mortuaire : disperser ses cendres sur ce circuit, près de son village de Valnay, pour que son empreinte reste indélébile.
Le vœu s’accomplissait sous les yeux de tous ses amis et concurrents.
Anne-Marie, à la fois soulagée et à bout de force, se cramponnait enfin de ses deux mains insensibilisées, sur ce grand volant qu’elle aller devoir abandonner pour toujours.
Elle aurait pu lutter encore, mais préféra rentrer au stand comme promis : il n’y a pas de fatalité extérieure.
Accompagnée par son ange gardien, Jérôme Vieux, la guidant de la voix et du geste, elle rentra péniblement, en esquissant un sourire en forme de soulagement, cachant les pleurs de sa douleur à l’intérieur de son âme.
Il vient une minute où l’on se découvre vulnérable, alors les fautes vous attirent comme un vertige, mais elle n’en fit pas.
En rentrant aux paddocks, cette morsure nous rappelait à quoi se résument nos vies…
Quelques jours plus tard, elle nous quittait…
A ce jour nous ne savions pas l’exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin, mais nous avions pu mesurer ce 3 juillet 2010 ce que vaut la joie d’une femme pour l’être le plus cher. Il y a tellement de choses qu’on promet…
Charly RAMPAL (A la demande d’Honoré Durand + ses photos)